Czesław Pisera
La déportation
1 Allemand : « Sortez ! Sortez ! »
Le travail en Allemagne
Nous faisions divers types de travaux. Le plus souvent, j’étais transporteur. J’allais à la gare et je déchargeais les wagons. Au début, il y avait beaucoup d’équipement militaire à décharger : des munitions, des armes, des vêtements, parce que c’était des casernes de mobilisation où de jeunes hommes et des civils arrivaient pour suivre une formation. Réveil à six heures du matin, et à sept heures arrivaient les wachmen2 qui nous répartissaient pour le travail : ici cinq personnes, là dix. Il y avait aussi des entreprises. J’ai travaillé pendant longtemps dans une entreprise de charbon. Le chef qui possédait le dépôt de charbon était allemand. Il avait même deux camions, mais l’armée lui en avait pris un et lui avait donné deux chevaux en échange. Je l’accompagnais pour livrer le charbon. Je travaillais souvent chez lui, il m’appréciait beaucoup et demandait toujours à travailler avec moi. Lui et sa femme n’avaient pas d’enfant, et comme il avait déjà 67 ans, je crois, ils n’avaient pris personne dans l’armée. Quand je travaillais avec lui, je commençais généralement à huit heures. J’allais à la gare, il me récupérait ensuite et m’emmenait chez lui où l’on travaillait jusqu’à cinq heures. Vers six heures du soir, ils nous laissaient rentrer dans nos écuries à la caserne, on y passait la soirée et on y dormait. La même chose tous les jours.
Pour la nourriture, cela fonctionnait comme cela : le matin, on recevait un demi-litre de café noir. Ils disaient que c’était du café, mais ça aurait tout aussi bien pu être des feuilles. Et après avoir bu ce café, nous devions travailler toute la journée. Ce n’est que le soir, quand on rentrait, que l’on recevait un repas : un pain noir coupé en quatre, une plaquette de margarine, parfois un morceau de charcuterie et un demi-litre de soupe. Quand on mangeait ça, on reprenait un peu de forces. Quand le matin j’arrivais seul chez l’Allemand, je recevais parfois un morceau de pain supplémentaire. À la fin de la guerre, je pesais 42 kilos, et j’avais 18 ans. On perdait du poids tous les jours. Mais un Polonais arrive toujours à s’en sortir dans la vie ! On arrivait à resquiller des choses de temps en temps. Parfois je volais des lacets ou des chaussettes quelque part, parfois quelqu’un d’autre prenait quelques pommes de terre en déchargeant. Tout le monde s’entraidait, nous formions tout simplement une famille. Nous ne laissions rien se gâcher ! Même quand je recevais une bête carotte, c’était déjà quelque chose. Même chose avec les cigarettes. Nous n’en recevions pas du tout. De temps en temps, quand je livrais à domicile du charbon aux Allemandes, elles nous donnaient tantôt deux cigarettes, tantôt cinq. Parfois même l’une d’elle nous donnait de la marque. Une fois, je leur ai porté dix sacs de cinquante kilos jusque dans la cave. Et parfois il y en avait qui me demandaient de porter ces sacs au premier ou au deuxième étage. Elles, c’était les pires, elles ne donnaient rien. Mais quand j’allais à la cave porter le charbon et qu’il y avait des pommes, j’en prenais toujours une. Et c’est ainsi qu’on a pu survivre à cette chère guerre.
La fin de la guerre
La fin de la guerre approchait. On entendait des tirs à Brandebourg, au bord de la Havel et dans d’autres villes. Sur la route de Berlin, il y avait beaucoup de ponts traversant des canaux. Les Allemands minaient ces ponts pour que les Russes ne passent pas. L’Armée polonaise de l’est était avec eux, mais il s’agissait principalement de l’armée russe. Les Allemands pensaient que s’ils faisaient sauter les ponts, les Russes ne passeraient pas. Rien de tout cela ! Ils traversaient sur des pontons, ils arrivaient partout à pied !
Quelques jours avant l’arrivée des Russes, le chef pour lequel je travaillais dans l’atelier de charbon m’a pris à part et m’a prié, en cas de bombardement, d’emmener ses trois chevaux dans la forêt. Comme il me donnait toujours plus à manger, j’ai promis de l’aider. Dans le bâtiment de cinq étages dans lequel il habitait, il y avait environ cinq appartements proches dans lesquels vivaient des veuves. Dans la nuit, pendant un bombardement, nous avons aidé ces veuves à descendre leurs malles et emmener les enfants à la cave. J’avais beaucoup de travail, mais quand il y avait de quoi manger, on était content. Le propriétaire m’a préparé une couchette pour dormir dans le grenier. Quand les bombardements ont commencé, le dernier jour d’avril, j’ai décidé de monter tout en haut pour voir ce qui se passait en ville. Comme nous habitions en périphérie, j’ai dû monter tout en haut et regarder par la fenêtre du toit. J’ai jeté un œil, et ça grouillait d’uniformes russes ! J’ai couru en bas, et c’est là que l’obus a touché le toit où je me trouvais l’instant d’avant. Il était tout arraché. Si le propriétaire avait vu ça, il m’aurait fusillé. C’était aussi un SS. Mais personne n’a rien vu. Les Russes sont venus. Il devait être six heures parce qu’il faisait un peu sombre dehors. Il y en avait des milliers, ils ont rempli toutes les rues ! Ils portaient des mitrailleuses, des Maxims. Ils ont ramenés deux Katiouchas, parce que dans les deux usines environnantes, l’usine Opel et l’usine à munitions, les Allemands se défendaient. Près des usines, il y avait un aéroport d’où venaient aussi des tirs lourds.
Le lendemain, c’était le premier mai. Dès le matin, les Russes cherchaient de la vodka partout, pour fêter le premier mai. En marchant dans la ville, ils m’ont reconnu tout de suite. Un Russe m’a attrapé par la main pour vérifier si j’avais une montre. J’avais reçu un jour une montre d’un Allemand, en échange de cigarettes, mais c’était une montre de piètre qualité. Ils ont commencé à se demander si elle fonctionnait. Puis ils ont voulu faire un échange avec moi. « Mais deux pour un », ont-ils indiqué.
L’un d’eux a relevé sa manche, et son poignet et ses poches à munitions étaient pleins de montres ! Il me les a montrées : des montres pour femme, pour homme, il y en avait pour tous les goûts. J’ai choisi une montre pour homme, une belle montre de gousset, argentée, et une autre pour femme. Il les a regardées et a déclaré que ce n’était que de la ferraille allemande parce qu’aucune ne fonctionnait. Il ne savait pas qu’il fallait les remonter ! Je lui ai montré comment il fallait faire, il a regardé, il a écouté et s’est réjoui. Quand celui-ci est parti, un autre Russe est venu et a commencé à me demander s’il n’y avait pas des femmes, par ici. J’ai répondu qu’il y avait une, madame Tabaksowa, mais qu’elle avait déjà 70 ans. Il a tiqué. C’est alors que j’ai compris ce qui se passait. Quand je suis descendu, la propriétaire m’a dit qu’ils avaient aussi essayé de la violer. Une femme de septante ans !
Les Russes étaient partout. Ils avaient fini par trouver de la vodka parce que les Allemands avaient encore beaucoup de magasins. Ils entraient dans toutes les caves, ils sentaient et prenaient des cognacs français de toute sorte. Une Allemande leur a préparé une table, leur a donné de la bière dans des verres, leur a coupé du pain. J’en ai reçu moi aussi. Elle coupait le pain avec une machine spéciale. Quand un des Russes a vu ça, il a tout de suite pris la machine, mais il a mal tenu le pain et a failli perdre un doigt. Quel chahut cela n’a pas causé ! Une machine allemande avait mordu un soldat russe ! Il n’y avait pas d’infirmier, donc son copain a arraché un morceau de sa chemise et lui a bandé sa plaie. J’ai tenu trois jours avec eux, puis j’en ai eu assez.
Entre temps, j’avais rencontré deux garçons de Łódź qui travaillaient pour un boucher. Ils volaient un peu de charcuterie pour moi. J’ai décidé de prendre la route vers la Pologne avec leurs deux familles. Nous avons pris un des chevaux de mon chef et nous sommes partis. Quand nous avons quitté Brandebourg, on nous a arrêté dans une sorte de rafle. Il y avait plein d’Ukrainiens, de Polonais, de Russes, de Biélorusses et de Lituaniens. Il n’y avait personne pour organiser tout cela, pour nous stopper et nous dire : « ce sera bientôt ton tour ». Nous avons seulement entendu dire que nous devions rentrer à la maison, que la Pologne était libre. Mais nous avons passé notre chemin et nous avons roulé toute la journée avant d’arriver devant une ferme. Nous y avons nourri le cheval, et nous sommes nourri nous aussi. Nous devions aussi rouler toute la journée suivante parce qu’il y avait 100 km de Brandebourg à Berlin. Nous venions de finir de déjeuner quand soudain, six chars recouverts de SS ont surgi de la forêt. Ils fonçaient droit sur nous ! Nous avions assez bêtement accroché le drapeau blanc et rouge à notre charrette. Quand ils ont vu ça, ils se ont immédiatement arrêtés. Ils devaient connaître ce drapeau blanc et rouge, puisque c’étaient des SS. Ils s’étaient arrêtés net et ne savaient pas quoi faire.
En Allemagne, tant qu’un ordre n’était pas tombé, personne ne savait ce qu’il devait faire. On disait qu’une grange pouvait bien brûler, si on n’avait pas reçu l’ordre d’éteindre l’incendie, on n’avait pas le droit de le faire. Avant qu’ils n’aient eu le temps de retrouver leurs esprits, j’ai lancé : « Les gars ! Descendez et courez ! » Nous avons laissé les chevaux et avons couru dans un champ où poussaient des pommes de terre. Les Allemands ont commencé à tirer, mais nous avons eu le temps d’atteindre le champ et de nous cacher dans les sillons. Dieu merci, personne n’a été blessé. Un ordre a dû alors tomber parce que les chars ont pris la direction de Berlin, l’un derrière l’autre. Mais jamais dans ma vie je n’ai vu de chars aussi recouverts de soldats. Ils se tenaient les uns les autres par la main, par la jambe, par la tête.
C’est aussi ce jour-ci que nous avons trouvé un petit manoir dans lequel nous nous sommes arrêtés pour nous reposer, et nourrir et donner à boire aux chevaux. Le troisième jour, nous sommes arrivés à Berlin. Nous avons marché dans la ville pendant une heure, mais nous avancions lentement parce que les rues étaient encombrées de cadavres d’hommes et de chevaux. Il y avait beaucoup de gens qui fuyaient, des Volksdeutsche aussi, qui vivaient dans nos fermes. On voyait des chevaux, des vaches, des poules partout. Les Allemands emportaient ce qu’ils pouvaient. Les armées se sont retrouvées à Berlin, d’un côté l’armée russe, de l’autres l’américaine. Et dans les rues, des cadavres gisaient les uns sur les autres. On n’avait même plus faim. Nous avons dormi dans une villa qui avait appartenu à un docteur. Une partie n’avait pas été détruite par les bombardements et nous nous y sommes installés. Moi, je dormais dans un fauteuil. Dès le matin, nous avons essayé de traverser Berlin. Nous avons fait peut-être deux kilomètres, mais nous ne pouvions passer nulle part ni à pied ni en charrette. On avançait comme on pouvait. Nous avons vu des Allemands qui découpaient des morceaux de viande des chevaux et des vaches qui gisaient dans la rue et se les partageaient entre eux. Mais ils étaient très disciplinés. Ils avaient formé une file de cent mètres et personne n’essayait de dépasser les autres.
Nous avons finalement réussi à sortir de Berlin et à nous diriger vers Francfort. Il n’y avait aucun moyen de locomotion. Les Russes passait de temps à autre en camion, mais comme les rues étaient encombrées, on avançait principalement à pied. Quand nous sommes arrivés à Francfort, il s’est avéré que le pont principal était miné, mais il y avait des pontons et des camions permettant aux piétons de passer. Ce n’est qu’une fois avoir traversé l’Oder que nous sommes tombés sur des trains : vers Varsovie, vers Łódź. C’était un peu plus ordonné de ce côté-là parce que l’armée polonaise était plus présente. Nous sommes montés dans un train en direction de Łódź. Nous avons roulé trois jours parce que l’armée avait la priorité, et quand passait un train russe, il fallait attendre trois à cinq heures. Je suis arrivé à Łódź le 15 ou le 16 mai. J’y ai passé la nuit et le lendemain j’ai réussi à rentrer à la maison, à Łęczyca.
Dans la forêt
Des sections de l’Armée de l’Intérieur se cachaient encore dans les environs. J’avais un cousin qui en faisait partie, il était lieutenant. Je suis allé le voir en vélo pour lui demander ce qui se passait. Il m’a dit que si le Bureau m’attrapait, c’en était fini pour moi. Ceux du Bureau prouvaient qu’on collaborait avec les Allemands. Voilà à quel point le régime communiste était bête. Ceux qui avaient été déportés en Allemagne pour travailler étaient des ennemis. Combien de personnes ont-ils anéanties ! Je suis rentré à la maison, j’ai pris quelques affaires, je n’ai rien dit à personne, pas même à mon père, et je suis retourné dans la forêt. Deux jours après mon départ, mon père est allé à la milice et a déclaré que son fils était rentré d’Allemagne et qu’il avait disparu. Ils ont emprisonné mon père. Parce que mon nom était sur la liste et que j’avais pris la tangente. Mais il n’est pas resté longtemps en prison. Il avait plus de soixante ans. Je ne l’ai plus revu en vie depuis. Mais ils l’ont relâché après quelques jours. Ils l’ont relâché parce qu’ils n’avaient pas de preuve. Je suis resté dans la forêt tant bien que mal jusqu’en 1946. Une bonne année. Mais ils nous traquaient tant – non plus les Russes, mais les Polonais cette fois –, que le major nous a réuni et a dissous notre section. Il nous a dit de faire attention à nous, pour qu’on s’en sorte sains et saufs. J’avais déjà le grade de sergent à l’époque, je commandais une équipe. J’avais 12 garçons, c’était de bons garçons. Nous avons décidé de retourner en Allemagne. J’avais été en Allemagne, je connaissais bien l’allemand, je connaissais un peu le pays, j’étais quand même rentré à pied de là-bas !
De retour en Allemagne
Le soir, à dix ou onze heures, quatre d’entre nous sont entrés dans l’eau, et là, projecteurs et mitrailleuses. Ce sont les Russes qui surveillaient la rivière, ils ont abattu les garçons. On ne savait pas quoi faire. Mais toutes les heures ou toutes les deux heures, des trains partaient de là parce qu’à l’époque les Russes dépouillaient massivement l’Allemagne. Des trains vides partaient de la Pologne vers Berlin. Là, ils chargeaient tout ce qu’ils pouvaient : que ce soit une vieille machine, ou un vélo, et direction la Russie. Après trois jours passés à attendre, nous avons décidé d’essayer de traverser l’Oder en train. Cela s’est même pas trop mal passé. Je suis d’abord allé observer la situation pendant que les garçons sont restés dans le ravin. Le train arrivait au dernier point d’arrêt, et les Russes y allaient avec des lanternes, ils illuminaient tout, sous les trains aussi, et ce n’est que quand ils arrivaient à la fin du train qu’ils donnaient le signal et que le machiniste pouvait repartir. On s’est dit que c’est justement à ce moment-là, quand ces salauds seraient passés, qu’on foncerait sur le train et qu’on s’allongerait deux par deux sur les ressorts sous les wagons.
Nous avons réussi. Ce train s’est arrêté une seule fois, pendant cinq ou dix minutes peut-être, puis il a repris sa route et il est arrivé à Berlin. C’était déjà quelque chose. Et où devions-nous aller ensuite, de Berlin ? Ici il y avait les Américains, là les Russes, on avait peur de ce qui allait se passer. Moi, je portais encore mes bottes et mon pantalon vert. Nous nous sommes changés pour nous habiller en civil.
Nous ne pouvions pas attendre plus longtemps. Ce qu’on avait à manger avait déjà été mangé. Nous avons pris la direction de Brandebourg en se disant que l’on devait aller vers l’ouest, parce que nous n’allions tout de même pas aller à l’est. À Brandebourg, j’avais encore des connaissances, des Allemands, je me disais qu’ils pourraient peut-être nous aider ? On s’est éloigné de Berlin de quelques kilomètres quand on a croisé un train. Nous sommes montés dedans, le train est parti et nous a avancé d’une cinquantaine de kilomètres. Lorsqu’il s’est arrêté, nous avons sauté dans les buissons et avons atteint Brandebourg par des chemins de traverse. Brandebourg était plein de Ruscofs ! Mon ancien chef a fondu en larmes quand il m’a vu. Il a couru chez lui et m’a apporté deux miches de pain. Quatre d’entre nous sont restés près du portail. Mais ces fous ont allumé des cigarettes et ont commencé à parler en polonais, alors que ça grouillait de Ruscofs ! Ils ont tout de suite compris que nous étions polonais ! On n’a pas idée de parler polonais au milieu de Ruscofs ! Ils nous ont arrêtés, tous les six, et mis dans le tram. La rue Adolf menait à la gare, et devant la gare, il y avait deux casernes, leur commandement général. Je connaissais Brandebourg comme ma poche, j’y avais vécu cinq ans. Nous avons attendu qu’un deuxième tramway passe et nous avons pris nos jambes à notre cou ! Nous sommes deux à avoir réussi à nous échapper, mais les quatre autres ont dû être déportés par les Ruscofs, parce que je suis retourné en Pologne tant de fois par la suite et je n’ai jamais réussi à les retrouver. Nous avons pris une autre direction, vers l’Elbe. C’était la frontière germano-russe. Les Russes étaient déjà arrivés, mais plus loin se trouvaient aussi les Américains, en fait la zone anglaise. Peu nous importait, alors. On avait une arme de poing avec nous, on ne pouvait rien laisser, de peur que cela ne nous soit utile plus tard. Nous sommes arrivés chez un fermier, un type est sorti et s’est approché de nous. Accent étranger. Il s’avérait qu’il était de Hambourg. Il était officier sur un navire de guerre dans la marine allemande. Il a été fait prisonnier à Gdańsk. Il s’était enfui de Gdańsk tout comme nous. Je lui ai expliqué que nous étions de Pologne, que nous avions une arme. Il a reconnu que cela nous serait utile, il est allé voir le fermier, lui a parlé et il est revenu. Il nous a dit que dans la nuit, des barques traversaient l’Elbe, que l’on devait guetter la relève de la garde et sauter dans une de ces barques à ce moment-là.
Les Ruscofs sont malins ! Ils avaient creusé, avant l’Elbe, parce que c’est une assez grande rivière, un fossé de trois mètres de large et cinq de profondeur. Avec au moins trois mètres d’eau dedans. Impossible de sauter par-dessus. Nager ? Comment ? Notre Allemand est allé voir le fermier, et lui avait une échelle. Une de cinq mètres. Le soir, nous nous sommes cachés près du fossé. La patrouille russe marchait à une cinquantaine de mètres. Tout d’un coup nous avons vu une barque, elle approchait de notre rive. Les Russes venaient juste de s’éloigner. Nous avons jeté l’échelle à travers le fossé. Sur la barque, des Boches. Notre Allemand leur a parlé et c’est comme ça que nous sommes arrivés sur l’autre rive, aux alentours de Fulda. Nous sommes entrés dans la grange de la première ferme que l’on croisait, il y avait de la paille. Comme nous avons bien dormi sur cette paille ! Le matin le fermier est venu nous voir, notre Allemand lui a dit d’appeler la police. Avant que la police n’arrive, cet Allemand nous a donné du pain et du lait. La police nous a emmenés au poste de police général. Ils ne savaient pas quoi faire de nous. Notre Allemand voulait tout de suite rentrer chez lui, à Hambourg.
Et il s’avérait que non loin de là, je ne sais à combien de kilomètres, se trouvait la division blindée du général Maczek. On nous y a emmenés. Nous nous sommes présentés. Le lieutenant de liaison m’a interrogé pendant trois jours. Tantôt il me croyait, tantôt il ne me croyait pas. Il pensait que nous étions peut-être des espions. Nous avons fini par nous entendre, mais ils ne savaient pas vraiment quoi faire de nous. Un garçon voulait aller en Belgique, il avait de la famille à Charleroi, un frère ou une sœur… Et moi, ils m’ont fait signer une déclaration et c’est comme ça que je me suis enrôlé dans la division blindée. J’ai reçu un uniforme, tout. Ces gars de la blindée, du front, c’était tous des gros tas, comme on dit. Des cous larges comme ça ! Eux, ils auraient combattu ? C’était tous les jours les femmes, la fête et la débauche. Et pour moi, la sentinelle ! 24 heures de libres, 24 heures de sentinelle. Ils m’ont donné un Sten et je devais surveiller tout ça toute la nuit. C’était difficile à supporter.
Un jour une jeep américaine est arrivée. Je me suis approché, il y avait deux Polonais à l’intérieur. Je ne savais pas s’ils étaient sergents ou lieutenants. J’ai discuté avec eux et j’ai appris qu’il y avait un camp de transit à Käfertal pour les déserteurs qui veulent entrer dans l’armée américaine. Si tout va bien, ils entrent dans l’armée, sinon, ils sont envoyés dans un camp pour civils. Et je les ai suivi.
Il n’y avait plus de frontière entre les zones françaises ou anglaises. Nous sommes arrivés à Käterfal. Il faisait nuit. J’ai dormi sur un lit libre et le lendemain, je suis passé devant une commission. Nous avons discuté près de deux heures. Une déclaration, et direction le magasin pour l’uniforme. J’ai suivi une formation militaire de trois mois. Ensuite, ils nous ont envoyés sur différents postes. J’ai été affecté à Weiterdingen, à l’aéroport. C’était un aéroport post-militaire où atterrissaient des Américains en provenance d’Amérique, les femmes des officiers supérieurs. Deux avions par jour atterrissaient, généralement. Un jour les Allemands nous ont attaqués, nous les avons abattu à six, personne n’a été blessé de chez nous. Nous étions fort à l’époque. Chacun avait une mitrailleuse, un pistolet et deux chargeurs. J’y suis resté quelques mois. Je surveillais les avions sur le tarmac. Parce qu’une fois entré chez eux, c’était whiskey, chocolat et cigarettes à profusion ! Nous en avions jusqu’à plus soif. Mais quelque temps après les Américains ont déplacé ce poste près de Heidelberg parce qu’à Heidelberg se trouvaient les plus grands entrepôts américains : des armes, des munitions, du matériel militaire en général. De la nourriture, des conserves, des cigarettes, du chocolat… J’y suis allé plusieurs fois. Nous recevions 15 paquets de cigarettes et 15 paquets de chocolat pour 14 jours ! Si je me souviens bien, en tant que sergent, je recevais 25 dollars par mois et 250 marks allemands, mais nous recevions quand même tout le nécessaire à côté. Un litre de bière coûtait un cent, alors on allait dans les cantines. Nous avions des seaux qui avaient servi pour les fruits. 10 litres de bière, 10 cents. Ça, c’est ce qu’on appelle la vie ! C’est seulement là que j’ai commencé à vivre. Et c’est de là que, bon sang, on nous a déplacés à Heilbronn. Il y avait un camp de transit pour tous les Allemands de l’ouest, à Heilbronn. Ils les ont tous emmenés là-bas et les ont interrogés : ils attrapaient les SS, et ceux qui n’étaient pas coupables pouvaient rentrer chez eux. Il arrivait qu’il y ait un million d’Allemands. Le camp avait des postes de garde, on ne pouvait pas s’en échapper. Il y avait trois fils barbelés, et nous étions postés dans les tours. Deux par tour. Chacun de nous avait une mitrailleuse, une mitraillette et une arme de poing. Entre les tours, deux d’entre nous faisait des rondes. Je suis resté là-bas jusqu’en 1947. Ensuite on nous a renvoyés à Kätertal, dans le camp de transit, autrement dit d’entraînement. On nous entraînait à la garde d’honneur. Et quand Eisenhower est venu, j’étais de faction. Des entraînements américains, disons. Ils ne savaient pas quoi faire de nous.
En juillet, la rumeur a commencé à courir que l’on pouvait émigrer. Qu’ils allaient dissoudre une partie de ces compagnies. Nous pouvait partir, vers, au choix : la Belgique, la France, l’Angleterre. Nous pouvions rester en Allemagne. Ou encore l’outre-Atlantique. Et moi, lorsque j’étais à l’hôpital (c’était un hôpital militaire américain), j’avais fait la connaissance d’un lieutenant. De mère polonaise et de père américain. Il était fils unique. Il disait qu’il ne savait pas si son père avait 300 ou 500 vaches et me demandait de partir avec lui, parce que sa mère aurait été contente qu’il lui ramène un Polonais. Mais finalement je me suis dit que non. C’était trop loin.
L'installation en Belgique
J’ai alors commencer à me renseigner et j’ai ouvert une entreprise de secours. J’ai d’abord acheté une première ambulance, puis une deuxième. Nous avons roulé pendant 11 ans : ma femme, moi et les enfants, parce que j’ai quatre fils et une fille. Tout le monde donnait un coup de main. Les garçons ont fait l’armée, l’aîné était mécanicien sur les armes des avions à réaction à l’aéroport de Kleine Brogel. Il a lui-même beaucoup voyagé, en Corse, en France… Et soudain j’ai commencé à avoir des problèmes de cœur. Le médecin m’a interdit de fumer et de travailler. Et moi j’avais un poulailler : sept mille coqs ! Qu’est-ce que j’ai travaillé ! Mais cela valait la peine, parce que nous avons beaucoup aidé les enfants, ils sont tous propriétaires, tous vivent assez bien. Il y a juste qu’au final, c’est ma santé qui ne suit pas. Voilà ma vie en résumé, pourrait-on dire.
La vie dans la Polonia
En 1949, la première ou la deuxième année après notre arrivée, nous nous sommes mariés. En 1965, j’ai pris la nationalité belge, sinon je n’aurais pas pu travailler dans le service médical. Ma femme est belge, je suis polonais, donc il fallait prendre la nationalité belge. Les enfants sont automatiquement devenus belges. On peut dire que j’ai passé la majeure partie de ma vie en Allemagne et en Belgique.
Je ne suis retourné en Pologne pour la première fois qu’en 1964. Avant, j’avais le statut de réfugié politique, je n’avais pas de nationalité ni de passeport, je ne pouvais pas partir. Ce n’est qu’en 1964 qu’un des professeurs d’ici a réussi à ce que l’on me rende ma nationalité. Je suis allé en Pologne pour la première fois avec mon passeport polonais, et je l’ai encore. Ce n’était pas facile, parce que quand je suis allé à Łódź voir mon frère, j’ai dû m’enregistrer comme séjournant là-bas. Quelques jours plus tard, une personne du Service en question m’a emmené à la milice, pour un interrogatoire. Ces salopards ne me laissaient toujours pas tranquille ! Et je ne pouvais rien faire, parce qu’à l’époque je n’avais encore que ce passeport polonais. Ils pouvaient très bien m’arrêter. J’ai soutenu mordicus que lorsqu’ils m’avaient déporté en 1940, j’étais resté là. Si j’avais dit un mot de trop, je n’aurais jamais pu rentrer en Belgique. Ensuite, nous sommes souvent allés en Pologne, presque tous les ans ou tous les deux ans. Et plus tard, nous avons commencé à organiser des actions d’aide humanitaire. Je suis souvent allé en Pologne, j’ai traversé quasiment tout le pays, de long en large, jusqu’en 2005, je crois. Nous organisions des collectes diverses, des collectes d’argent, nous achetions des choses diverses et nous les apportions en Pologne. Je peux donc dire que ma vie a été quelque peu… déchiquetée. Ce n’est pas ma maison, là. J’ai tout simplement quitté le pays trop jeune. Les années qui auraient dû être consacrées à l’école ont été emportées par la guerre. Plus tard, différentes pensées vous viennent, pour diverses raisons.
Dès que je suis arrivé en Belgique, j’ai eu des contacts avec la Polonia. Il y avait beaucoup de Polonais. C’était une nouvelle mine. Nous avons fondé le RMK4 , la Jeunesse Catholique et le SPK. Diverses célébrations étaient organisées, nous avons acheté des étendards qui ont été bénis.
Nous avons organisé des pèlerinages au cimetière polonais de Lommel. De Houthalen, deux autocars, plus de 100 personnes allaient à Lommel. C’était tout simplement notre patrie.
Mais combien de fois suis-je allé à Bruxelles, mon Dieu ! Les membres du SPK devaient suivre des entraînements, il fallait, en tant que soldats, être en forme, au cas où quelque chose surviendrait à nouveau. Le samedi après le travail j’allais à Bruxelles et là, des cours, des entraînements, et le dimanche, la même chose. Le soir, nous rentrions chez nous.