Index de l'article

 

 La déportation

 

   Je m’appelle Czesław Pisera, né à Łęczyca le 28 mars 1926.
Pour nous, enfants, les événements du printemps 1939 étaient une vraie surprise. J’étais à l’époque en sixième. Nous habitions à la campagne, où mon père avait une assez grande exploitation agricole. Mon frère faisait son service militaire à la frontière russe. Mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée, devait rentrer de l’armée au printemps, et mon frère à l’automne. Mais ils ne sont pas rentrés, ils ont dû rester dans l’armée jusqu’au début de la guerre. Je me souviens très bien que nous devions retourner à l’école à Łęczyca le premier septembre et que tout d’un coup tout a été suspendu. Nous ne sommes plus allés à l’école. En septembre, les Allemands ont commencé à se rapprocher, de Poznań vers Łódź et Varsovie, et les batailles ont commencé. Mon père a pris la décision de fuir. Il a chargé les affaires les plus utiles dans la charrette, il y a attaché deux vaches et deux chevaux, et nous sommes partis. Mais nous ne sommes pas allés bien loin, pas même à Łowicz. Les Allemands avaient tellement bombardé les routes qu’on ne pouvait se déplacer qu’à travers les bois. Mon père a dit : « Si je dois mourir, autant mourir sur ma propre terre ». Deux jours après notre retour, les Allemands sont arrivés. Les Polonais se sont retranchés et défendus à Łęczyca, au bord de la Bzura, forçant les Allemands à reculer. Ils nous ont battu deux fois. C’était le début de la plus grande misère et la plus grande pauvreté. Hitler avait promis aux habitants de Wołyń qu’ils seraient rattachés au Troisième Reich. Łódź, Łęczyca et les terres allant jusqu’à Łowicz appartenaient déjà au Troisième Reich, mais plus loin, c’était le Gouvernement général de Pologne. Au printemps 1940, on a commencé à expulser les citoyens polonais de ces terres pour libérer les fermes pour les habitants de Wołyń. Ma famille a été expulsée à l’automne. C’était justement la période de récolte des oignons, et mon père cultivait beaucoup de légumes. Nous travaillions très tard parce qu’il allait pleuvoir le lendemain et mon père ne voulait pas que les oignons soient mouillés. Aux environs de trois ou quatre heures du matin, nous avons entendu des bruits, quelqu’un frapper violemment à la porte et crier en polonais et en allemand : « Ouvrez ! ». Quand mon père a ouvert la porte, près de dix gendarmes et leurs adjoints du groupe SA sont entrés dans la maison. « Raus, raus ! »1 , criaient-ils. Mes frères et sœurs les plus âgés ne vivaient plus à la maison à l’époque, mais il y avait moi, ma demi-sœur de trois ans, mon père et sa femme. Tout cela a duré dans les dix minutes. Mes parents ont emmené ce qu’ils pouvaient avant que les gendarmes ne nous entassent dans un camion et ne nous emmènent à Łęczyca. Ils y gardaient les expulsés polonais dans des bâtiments d’école. Nous y sommes restés trois jours. On recevait du café noir le matin et un peu de soupe à midi. Après trois jours, ils nous ont tous poussés vers la gare, où ils nous ont mis dans des wagons de marchandise en partance pour Łódź. Là, dans la rue Łąkowa, il y avait une grande usine avant la guerre. À l’intérieur, il y avait un grand hall et un couloir où chacun devait se trouver une place. Nous sommes restés là-bas environ deux semaines, jusqu’à ce qu’ils commencent à nous trier. Les jeunes de 16-18 ans ont été déportés avec leurs parents vers un autre camp. Et nous, on nous a chargé dans un tramway en direction de Konstantynów près de Łódź. Là-bas aussi il y avait une grande usine transformée en camp de transit. En arrivant, des SS postés de part et d’autre du chemin vers l’entrée nous ont accueillis en nous frappant avec leurs matraques. Les grands comme les petits. Ils nous battaient tous. 
 
L’usine ressemblait à celle de la rue Łąkowa. À l’intérieur, il y avait un couloir avec de la paille grouillant d’insectes, pour dormir. On ne s’est même pas déshabillés ni couchés. Tout le monde a passé la nuit assis. Là aussi, nous y sommes restés près de deux semaines, après quoi ils nous ont mis dans un tramway pour la gare de Łódź, et ensuite de nouveau dans des wagons de marchandise. Nous avons roulé deux jours et une nuit, jusqu’à ce qu’on arrive à Limanowa, dans les montagnes. Là nous attendait une commission qui nous a répartis dans des familles. Un montagnard est venu nous chercher, il nous a chargé sur sa charrette et nous a ramenés chez lui. 
 
« Vous allez vivre ici, nous a-t-il dit, j’ai reçu l’ordre de vous procurer un toit sur la tête. » Sa maison était toute petite, elle se composait de deux pièces. Lui et ses trois enfants devaient vivre dans une pièce, et nous quatre dans l’autre. Dans notre pièce se trouvait un lit, et on a installé de la paille par terre pour ma sœur et moi. Nous dormions tant bien que mal. 
 
Après deux à trois semaines, mon père a dit « Ce n’est pas une vie ! Nous n’avons ni travail, ni hygiène, ici. Nous allons à Varsovie ! » 
 
Une de ses cousines habitait à Varsovie et il pensait que nous pourrions faire quelque chose là-bas. Quand nous est arrivés, il s’est avéré que la maison de sa cousine avait déjà été bombardée. Nous avons réussi à la retrouver, mais elle n’a fait que soupirer : « Mon cher, je suis moi-même à la recherche d’un toit. Comment pourrais-je vous aider ? » 
 
Nous nous sommes de nouveau retrouvés sans rien, mais quelqu’un nous a indiqué un groupe d’aide aux expulsés. De là, on nous a envoyés à Nieborów, près de Łowicz. Nieborów était alors très connu parce que le prince Radziwiłł y possédait de grandes forêts. Notre nouvel hôte avait lui aussi deux enfants. Ils occupaient une petite pièce et la cuisine, et nous une autre petite pièce. Mais nous avions plus d’espace et de plus grandes fenêtres que dans la maison à la montagne. Mes parents ont commencé à aménager et meubler la pièce. Peu de temps après, mon père a été engagé comme remplaçant du garde forestier dans les forêts de Radziwiłł, et c’est là que l’AK, l’Armée de l’Intérieur, était en train de se former. Quand mon père rentrait à la maison, il racontait tout cela à ma mère. 
 
Je ne sais pas si c’est sur la demande de l’Armée de l’Intérieur ou si c’est de sa propre initiative que mon père a décidé de m’envoyer à Łódź. Une autre personne, autour de la trentaine, devait y aller avec moi. Avant le début de la mission, l’AK a arraché le talon d’une de mes chaussures et on y a placé un message que je devais livrer à Łódź. Tout cela restait secret, je ne devais pas en connaître les détails. Je ne sais pas ce que transportait l’autre personne. Nous avons marché très longtemps. Comme Noël approchait, il y avait beaucoup de neige. Nous étions presque arrivés à destination lorsque les Allemands nous ont attrapés. Comme il faisait déjà nuit, ils nous ont enfermés dans une annexe du poste de police. Ils m’ont pris le premier, tôt le lendemain matin, pour m’interroger. J’ai reçu plusieurs coups dans la tête et les questions ont fusé : où je vais ? D’où ? Jusqu’où ? Pour quoi ? Je leur ai dit que j’habitais avec mes parents dans le Troisième Reich, mais qu’on nous avait expulsé et que je voulais passer les fêtes de Noël avec ma sœur qui était restée à Łódź. Je disais en partie la vérité. Ils m’ont complétement déshabillé, ils ont fouillé mes manches, ont soigneusement examiné mon manteau. Mais ils n’ont pas vérifié les chaussures. J’ai eu énormément de chance, parce que s’ils avaient trouvé la dépêche, je ne sais pas ce qui se serait passé. Après deux ou trois jours, ils m’ont mis dans un camion et m’ont emmené à Łódź. 

 

1 Allemand : « Sortez ! Sortez ! »